corbeau blanc || Dina

Il se sent un peu bête, Yorick, parce que le voilà rendu au cœur des terres hostiles du sud en quête d’un mirage, alors qu’il pourrait être chez lui en train de bouquiner tranquillement sur le canapé, comme tous les weekends. Mal à l’aise, il a l’impression que ça se devine à sa tronche qu’il n’appartient pas à ce monde. Il lui manque l’aplomb de ceux qui, en mal de sensations fortes, viennent d’ordinaire se perdre à Ombrave. Pourtant, il est là, face à la porte d’une roulotte plantée à la lisière de la ville. Il y a une pancarte devant l’entrée, avec un nom écrit dessus, celui d’une femme qu’il ne pensait pas recroiser un jour. Mais le hasard a voulu que sa photo atterrisse sur un coin de son bureau, pour le travail, et il l’a reconnu au premier coup d’œil.

Faut dire qu’elle n’a pas changé ; les mêmes boucles noires, les mêmes yeux sombres et intenses, tout jusqu’à l’esquisse discrète de son sourire sur le papier glacé est identique à son souvenir. Il ne sait pas pourquoi ça l’étonne, mais elle n’a pas vieilli. Ça devrait lui rappeler qu’elle n’est qu’une androïde, qu’elle n’existait que dans l’espace restreint d’une narrative à présent oubliée, ça ne sert qu’à le rendre nostalgique. L’écho de sa voix avait refait surface alors qu’il examinait la photo à la lumière de sa lampe, et il ne voyait déjà plus les notes griffonnées dans la marge de celle-ci, citant mensurations et autres infos utiles, seulement son visage. Dina. Il a passé tellement de temps à l’écouter parler de musique et de littérature égyptiennes qu’il pourrait presque rejouer leurs conversations dans sa tête, mot pour mot.
Il s’en veut un peu de ne pas être retourné la voir après avoir été témoin de sa mort pour la première et unique fois, mais même si le sang qui avait coulé de ses plaies était bleu, il n’avait pas trouvé la force de remettre les pieds au parc V. Trop de violence. Le charme était rompu. L’illusion détruite.

Dernier coup d’œil en arrière vers le cheval mécanique qui l’a amené jusqu’ici, puis il frappe à la porte. Il y a comme une pointe de nervosité qui fait son chemin au creux de sa poitrine, et c’est idiot, parce que ce n’est probablement pas le même modèle qu’il a côtoyé des années plus tôt. Mais il a besoin de se rassurer. De se convaincre que tout ceci n’était qu’un rêve rendu réel par les algorithmes, qu’il n’a aucune raison de se sentir coupable car Dina n’est qu’une machine, et les machines n’ont pas de cœur.
“Heu, bonjour, qu’il appelle d’une voix qui peine à s’affirmer. Je cherche quelqu’un.”
Ou quelque chose.
Des réponses.

C’est sa voix, mais ce ne sont pas ses mots.
C’est elle, et pourtant ce n’est pas elle.

Il pensait savoir à quoi s’attendre, Yorick, il réalise tout à coup qu’il s’est menti. C’est comme effleurer du bout des doigts un vieux souvenir, puis prendre conscience qu’il n’a été réel que pour lui. Dina n’est pas humaine, même si elle en a l’air. Bien sûr qu’elle ne le reconnaît pas. Encore un étranger, se plaint-elle, et malgré lui, son ton lui arrache un sourire mi-contrit mi-amusé. Il se demande si ça se remarque tant que ça, qu’il n’est pas du coin, ou si tous les hôtes du parc sont programmés pour voir les visiteurs comme des étrangers. Il faudra qu’il pose la question à Sang-Wook, au risque de passer pour un idiot.

Face à lui, Dina disparaît dans les entrailles de sa roulotte et il ne peut que la suivre, un brin désarçonné, après qu’elle l’ait invité à la rejoindre. Il n’a même pas le temps de lui expliquer que, oui, c’est bien elle qu’il cherchait, et qu’il est heureux de l’avoir trouvé, mais pas pour les raisons qu’elle croit, elle s’active déjà à droite à gauche. Il ne parvient pas à l’arrêter, devinant dans ses gestes l’empreinte de la routine, et se contente de l’observer en silence.

Curieux, Yorick s’accorde un moment pour contempler l’intérieur de la roulotte, son regard flottant d’un grigri à l’autre avant d’échouer sur la boule de cristal posée sur la table. Pas grand-chose à voir avec son ancienne vie, si seulement il s’agit du même androïde. Le décalage est troublant. “Alors, vous êtes là pour quoi ? lui lance Dina en brandissant un jeu de cartes. Une séance de lecture des lignes de la main ?” Il ne répond pas tout de suite, Yorick, scrutant son visage avec attention comme si un peu de la Dina qu’il a connu autrefois se cachait encore quelque part entre les lignes de code de celle qui se trouve devant lui. “Pas vraiment, admet-il, parce qu’il ne sait pas comment lui avouer qu’il est là pour elle. C’est autre chose qui m’amène. Mais pourquoi pas. Je serai peut-être surpris.” Et lui qui n’a jamais été superstitieux se surprend à lui offrir la paume de sa main avec une pointe de nervosité. “Qu’est-ce que je dois faire ? se hasarde-t-il à demander après quelques secondes. Est-ce qu’il faut que je pense à quelque chose en particulier ?”